Christophe Tarricone,
professeur au lycée du Grésivaudan,
chargé de mission valeurs de la République

S’intéresser aux « Protocoles », c’est s’intéresser à l’un des faux les plus célèbres de l’histoire, un faux dont les réfutations multiples, implacables n’ont jamais réussi à empêcher la diffusion et le succès même de l’ouvrage et des « thèses » complotistes et antisémites qui en sont le sous-bassement. Ce faux a été composé par la police secrète tsariste à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Les Protocoles prétendent recenser les comptes-rendus de séances durant lesquelles les « Sages de Sion » décrivent avec moult précisions le complot que les Juifs ourdissent dans le plus grand secret pour prendre le contrôle du monde. On notera immédiatement la contradiction qui peut exister entre le secret que les « comploteurs » entendent préserver et la rédaction d’un ouvrage qui raconterait par le menu l’étendue de leur complot et qui serait diffusé donc qui éventerait un complot dont la réussite repose par définition sur le secret… En cela ces « Protocoles » obéissent à une des logiques du complotisme, celui-ci se nourrit de sa propre réfutation. Le fait que les Protocoles aient été divulgués participerait du complot afin de discréditer par l’absurde ceux qui luttaient contre le « complot juif ».

I) Un texte à inscrire dans une tradition littéraire et politique

Ce texte à une préhistoire au sens où il est précédé dans la longue durée par la publication de multiples textes qui faisaient des Juifs des éléments d’un complot contre les institutions qui régissaient les sociétés des 18ème et 19ème siècles. Réinscrire ce texte dans la longue durée de la production littéraire complotiste et antisémite est essentiel pour comprendre une part de son succès. Ce livre ne surgit pas dans un univers mental qui pour la première fois découvrirait cette thématique. Les sociétés européennes ont été habituées pour une part d’entre elles depuis des décennies à cette idée. En suivant Norman Cohn, Histoire d'un mythe. La « conspiration » juive et les Protocoles des Sages de Sion (1967), on peut faire courir cette filiation de l’abbé Barruel [1] et de la lettre qu’il reçoit d’un certain Capitaine Simonini dans laquelle celui-ci dénonce les Juifs comme étant les véritables auteurs du complot aboutissant à la Révolution française. Elle se poursuit par des passages du roman de Benjamin Disraëli, Coningsby (1844) dénonçant les ministres des finances d’Europe comme étant tous juifs, l’article d’Edouard Emil Eckert publié en Allemagne en 1862 qui dénonce les Juifs comme étant les vrais maîtres des loges maçonniques ;  le roman Biarritz publié par Hermann Goedsche en 1868 et notamment un chapitre nommé « Dans le cimetière juif de Prague » dans lequel il décrit un discours du rabbin Eichhorn ou Reichhorn qui révèle un complot juif contre la civilisation européenne en général. Bien que faisant partie d’une nouvelle, il fut imprimé séparément en tant que pamphlet antisémite en Russie à partir de 1872. Dans ce même pays, Jacob Brafman, un converti au christianisme orthodoxe chargé par l’Église de convertir les Juifs publie en 1869 le « Livre de Kahal ». Il y décrit une forme de pouvoir central de la communauté juive tissant la trame de nombreux complots, en particulier en vue de ruiner les commerçants chrétiens. Umberto Eco inclura Jacob Brafman dans la trame de son roman Le Cimetière de Prague. En 1886 dans la « France juive » Édouard Drumont (1886) diffuse le mythe de la conspiration judéo-maçonnique. En un an l’ouvrage sera réédité 114 fois. C’est dans ce contexte littéraire foisonnant et à succès que les Protocoles des Sages de Sion surgissent.

II) Un texte de commande

Ecrits en 1901, les Protocoles des Sages de Sionsont édités en Russie à partir de 1903. Ils se présentent comme le compte rendu détaillé d’une vingtaine de réunions judéo-maçonniques secrètes au cours desquelles un « Sage de Sion » s’adresse aux chefs du peuple juif pour leur exposer un plan de domination de l’humanité. Leur objectif  : devenir « maîtres du monde » après la destruction des monarchies et de la civilisation chrétienne. Ce plan machiavélique prévoit d’utiliser la violence, la ruse, les guerres, les révolutions, la modernisation industrielle et le capitalisme pour mettre à bas l’ordre existant, sur les ruines duquel s’installera le « pouvoir juif ». L’auteur est un russe, Mathieu Golovinski, avocat radié installé à Paris au service de la police politique russe à Paris. Sous la couverture d'études de médecine, il est secrètement chargé d'écrire des articles pour influencer les journaux en faveur de la politique russe. Dans le débat politique russe de l'époque, l’Okhrana qui l’emploie cherche à convaincre le tsar Nicolas II que la politique libérale que conduit le gouvernement Serge Witte est le résultat d'un complot judéo-maçonnique. Golovinski est donc chargé de créer un faux ouvrage qui pourrait le prouver. Il va s’inspirer du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, pamphlet anti-bonapartiste oublié de Maurice Joly rédigé pour prouver un « risque de domination » qu'aurait fait courir Napoléon III dans son « complot universel contre la liberté ». Ce faux est une commande parmi d'autres et ne semble pas satisfaire ses commanditaires qui le trouvent trop grossier. Le texte a longtemps été attribué à Pierre Ratchkovski, qui dirigeait les services de la police politique russe en France et il faudra l’effondrement du communisme et l’ouverture générale des archives, en 1992 pour que le secret soit levé. En effet, le faussaire antisémite est devenu « compagnon de route » des bolcheviques dès 1917, et ces derniers n’ont eu aucune envie de révéler le rôle de leur agent.

III) Histoire d’une diffusion et d’un succès.

Édités en Russie, les Protocoles servent de justification à la vague pogromiste du tsarisme finissant. Ils sont notamment diffusés par les Cent-noirs, mouvement nationaliste et monarchiste d'extrême-droite apparu dans l'Empire russe pendant la révolution de 1905. Ces groupes vont aider la police et l'armée à réprimer les foyers de contestation et multiplier les exécutions, principalement de Juifs. Les Cent-Noirs participent ainsi au pogrom de Bialystok en 1906 pendant lequel 88 juifs sont tués. Les Protocoles seront ensuite largement diffusés après la révolution d’octobre par les « Russes blancs » qui vont interpréter l’effondrement de leur monde comme le fruit d’un complot juif. Comme souvent avec les théories complotistes, les évènements ultérieurs sont censés confirmer la réalité dissimulée que dénonçait de courageux précurseurs.

Les Protocoles se diffusent ensuite hors du monde russe. D’abord en 1919 en Allemagne, où leur succès est immédiat dans le contexte de la révolution spartakiste que les nationalistes attribuent aux Juifs l’objectif de détruire l’Allemagne. Il est notamment à la source de l’assassinat du ministre allemand des affaires étrangères, Walther Rathenau, en 1922. Les Protocoles seront par la suite très largement diffusés par le parti nazi et Hitler est persuadé de leur authenticité et n’hésite pas d’ailleurs à en faire la promotion dans « Mein Kampf » : « De quelles têtes juives sont sorties ces révélations, cela est complètement indifférent ; l’essentiel est qu’elles montrent avec une exactitude effrayante la nature et l’activité du peuple juif, son processus, et son but final. La meilleure critique des Protocoles, c’est la réalité. Si l’on étudie le développement historique du dernier siècle, on comprend tout de suite les cris que pousse le peuple juif. Quand ce livre sera connu de tout un peuple, le péril juif pourra être considéré comme anéanti. »

Aux États-Unis, c’est l’industriel Henry Ford qui fait au livre une large publicité et s’efforce de le diffuser dans tout le pays. En Grande Bretagne c’est le Times du 8 mai 1920 qui le diffuse, lui donnant un écho mondial. Le Morning Post devient ensuite son plus ardent défenseur. En France ils sont traduits en 1920 et rencontrent rapidement un certain succès. Plusieurs titres de la presse française le mentionnent avec enthousiasme. L’éditorialiste Edmond du Mesnil écrit par exemple dans Le XIXe siècle, en mai 1921 : « Le monde n’est plus gouverné par les politiques qui détiennent un pouvoir fragile et éphémère ; il l’est par les hommes d’affaires qui exercent un empire solide et durable. Dans la plupart des peuples, la force du Pouvoir central, synthèse de l’intérêt national, se dilue. Sous le masque de la démocratie, des puissances occultes s’efforcent à la domination du monde. Au premier rang, la finance internationale juive qui étend sur le destin des peuples des tentacules redoutables […]. La publication des Protocoles des Sages de Sion vient de révéler le plan du bouleversement universel. Le syndicalisme, le socialisme, le communisme sincères n’ont pas de pire ennemi que ce capitalisme juif international qui affecte de les servir pour s’en servir et les asservir. » Le Journal de Roanne en parle la même année comme d’un « livre d’un puissant intérêt, un livre à lire et à faire lire, car il jette sur les événements passés, présents, et probablement futurs, des lumières vraiment étonnantesComment les Juifs veulent conquérir le monde (tout simplement) et par quels moyens ils comptent réussir, c’est ce que nous disent ces “Protocoles”…Ah ! Machiavel et Montesquieu sont de tout petits garçons à côte des “Sages de Sion”. On reste confondu devant l’intelligence, disons mieux, le génie, on dirait satanique, dont ils témoignent. »

La presse d’extrême droite n’est pas en reste : citant abondamment l’ouvrage, elle voit dans son contenu la clé qui permettrait de comprendre les causes cachées des grands évènements qui agitent les relations internationales. Ainsi dans La Libre parole du 16 mars 1921, à propos du président des États-Unis Woodrow Wilson : « S’il ne représentait en réalité aucun pays, quelle organisation occulte servait donc Wilson ? Pour moi, ma conviction est faite : il était l’instrument de l’Alliance Israélite universelle, et c’est de là que lui est venue la puissance d’illusion qui lui fit escorte. Lisez le traité de Versailles, rapprochez-le des Protocoles des Sages de Sion, vous aboutirez nécessairement à la même conclusion. »

Après le Seconde Guerre mondiale la diffusion du livre cesse pratiquement dans un premier temps en Europe. Après une première traduction qui n’avait guère eu de succès en 1925, le texte réapparaît notamment dans les pays arabes dans le contexte de la création de l’État d’Israël puis des guerres israélo-arabes. Il est ensuite diffusé dans les pays d’Amérique latine et les dictatures européennes (Espagne, Portugal) dans les années 1970. D’autres éditions réapparaissent dans la plupart des pays, y compris en Europe occidentale avant que certains états ne se décident à interdire le texte. En France par exemple, les Protocoles ont été interdits de diffusion pendant une vingtaine d’années à la suite de l’arrêté du 25 mai 1990 du ministre de l’Intérieur français Pierre Joxe qui considérait « que la mise en circulation en France de cet ouvrage est de nature à causer des dangers pour l’ordre public en raison de son caractère antisémite ». Mais cette interdiction n'est plus en vigueur depuis 2008 et un avis du Conseil d’État [2].

Internet permet aujourd’hui une diffusion mondialisée des Protocoleset permet à ce faux de continuer à alimenter les fantasmes d’un complot juif mondial dans nombre d’opinions publiques.

IV) Un faux rapidement éventé

La réfutation de ce texte est quasi contemporaine de sa diffusion. Dès 1921, le Times, qui avait dans un premier temps pris parti pour sa véracité, annonce qu’une grande partie des Protocoles des sages de Sion a été plagiée sur le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly, le pamphlet satirique anti-Napoléon III rédigé par Maurice Joly évoqué plus haut. Certains passages sont de simples copiés collés ou à peine modifiés. Cette réfutation sera très largement approfondie en 1938 par un jésuite belge, le père Pierre Charles, dans une série d'articles, qui démontre également les emprunts au texte de Maurice Joly qui est, rappelons-le, une œuvre de fiction. D’ailleurs cette particularité rattache encore un peu plus les Protocoles à la très grande majorité des théories du complot dans lesquelles la fiction romanesque ou autre contamine très largement ce qui est énoncé comme une réalité. Aujourd’hui l’histoire du faux a été complètement écrite, en particulier après l’ouverture des archives soviétiques par l’historien russe Mikhail Lépekhine qui a pu démontrer jusqu’à l’identité de l’auteur. Il n’empêche, cette réfutation n’a jamais hier et aujourd’hui les antisémites de vouloir croire à tous crins croire sinon à la véracité du texte du moins à la réalité de ce qu’il décrit. Ainsi, Jacques Bainville journaliste à l’Action française, s’il reconnaît que c’est un faux, écrit en août 1921 : « Que les Protocoles aient été forgés il y a vingt ans pour les besoins de telle ou telle cause, et peut-être par l’Okhrana russe, c’est possible. Et puis après ? […] Qu’est-ce que cela prouve à l’égard du bolchevisme et des Juifs ? Exactement rien. »

V) Les « Protocoles des Sages de Sion », une théorie du complot

Les Protocoles présentent un complot des Juifs qui organiseraient un complot politico-financier à l’échelle du monde entier pour le dominer. Pour y parvenir ils intriguent, ils complotent, ils agissent dans le plus grand secret et n’hésite pas à recourir aux meurtres.  Les Protocoles réutilisent ici la vieille mythologie antijuive du Juif empoisonneur de puit ou assassin d’enfants très diffusée dans l’Europe chrétienne médiévale qui a tendance à disparaître d’occident au cours du 19èmeavec la déchristianisation mais qui reste vivace encore aujourd’hui en Europe orientale. L’ouvrage présente donc une grille de lecture complotiste de l’histoire de l’humanité et fait de cette prétendue conspiration la cause de toutes les évolutions et de toutes les crises majeures. En cela, elle permet de rassurer ceux qui y adhèrent car elle confirme leur inclinaison antisémite mais aussi parce qu’elle désigne clairement des coupables à des populations avides de trouver des responsables aux évènements. Une puissance manipulatrice guiderait les hommes comme des marionnettes, le Juif, tantôt présenté comme étranger à la nation tantôt comme n’appartenant pas à l’espèce humaine. En cela, les Protocoles séduisent tout à la fois les partisans du nationalisme que ceux du racisme.

Depuis leur parution, les antisémites vont analyser tous les grands évènements comme une confirmation du complot, comme si ces évènements en découlaient en droite ligne. Ainsi, la révolution russe et le chaos en Allemagne semblent confirmer les prophéties du faux antisémite : l’histoire dramatique dans laquelle sont plongées l’Europe et la Russie ne profiteraient qu’aux Juifs qui parviendraient grâce au chaos créé à prendre le pouvoir en Russie grâce à une révolution qui ne peut qu’être un crime « judéo-bolchevique » ou en Allemagne en imposant une République qui ne peut qu’être juive. Les évènements sont analysés comme une authentification du texte. Le fait qu’un exemplaire de l’ouvrage soit trouvé dans la chambre de la tsarine après le massacre de la famille de Nicolas II, ne peut qu’être un indice, pour certains Russes blancs antisémites, qu’il s’agit bien d’une révolution juive, il suffit que des dirigeants bolcheviques soit d’origine juive, tels Trotski, Kamenev ou Zinoviev, pour que tout le bolchevisme le soit ou qu’il soit entre les mains des Juifs, il suffit que parmi les rédacteurs de la constitution de Weimar il y ait un Allemand juif, Hugo Preuss, pour que cette République soit un instrument des Juifs pour prendre le pouvoir en Allemagne. Depuis lors, les antisémites voient chaque évènement comme une confirmation du complot et la Shoah comme la naissance d’Israël n’échappent pas à la règle. Dans les Protocoles, les complotistes travaillent à recréer le royaume antique d’Israël, la proclamation de cet État en 1948 ne peut donc qu’être la preuve de la véracité du complot puisque l’objectif était énoncé plus de quatre décennies précédemment. La naissance d’Israël se produit trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Shoah ne peut alors qu’être une invention des Juifs pour justifier et obtenir la naissance de cet État. C’est d’ailleurs l’« argument » que Robert Faurisson mettra en avant pour expliquer la naissance de ce qu’il appelait un « mensonge historique ». Lors de son procès devant le Tribunal de Grande Instance de Paris le 14 mars 2018, Alain Soral, le fondateur de l’association antisémite et conspirationniste Égalité et Réconciliation, a repris devant ses juges l’argumentaire des Protocoles en affirmant « La communauté juive organisée a un très grand pouvoir en France, elle a éjecté François Fillon … Les candidats [à la présidentielle – ndlr] étaient des pions manipulés par les médias. Ces réseaux de domination voulaient la victoire de Macron … le judaïsme est une religion de haine », dernier avatar de la prospérité d’un faux dont la réfutation n’a pas empêché la prospérité.

Bibliographie

Pierre Ancery, Les protocoles des sages de Sion histoire d’un document antisémite factice, Sud-Ouest, 2 juillet 2018

Norman Cohn, Histoire d'un mythe. La « conspiration » juive et les Protocoles des Sages de Sion, Gallimard, 1967.

Didier Desormeaux, Jérôme Grondeux, Le complotisme, décrypter et agir, Canopé, 2017.

Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion : Faux et usages d'un faux, Broché, Fayard, 2004.


[1] L’abbé Barruel est un jésuite. Il a connu, en mars 1764, l’expulsion des jésuites décidée par Louis XV et, en 1773, la suppression de l’ordre par le pape Clément XIV. Au cours de l’été 1774, il est devenu précepteur des princes saxons. Cultivé, il aime la littérature, mais la Révolution, dont il suit les débuts en France, lui permet de développer sa véritable vocation de polémiste. Comme une grande moitié des catholiques, il refuse la Constitution civile du clergé, puis quitte la France lorsque la monarchie s’effondre, le 10 août 1792, et se réfugie en Angleterre. À partir de 1798, il fait paraître ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (5 volumes et 2 volumes abrégés, 1798-1799) présentant la Révolution comme le résultat d’un complot maçonnique, idée qui avait déjà été développée par l’Écossais John Robison en 1797. Le complotisme, décrypter et agir, Didier Desormeaux, Jérôme Grondeux, Canopé, 2017.

[2] Avis n° 380.902 du Conseil d’État rendu le 10 janvier 2008

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