Ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur.
La laïcité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales. Nous sommes partis comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire.
Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. Telle était précisément la situation de notre société jusqu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est à dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à ne plus en sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus laïque, la plus séculière de l’Europe.
Un seul domaine avait échappé jusqu’à ces dernières années à cette transformation : c’était l’instruction publique, ou plus exactement l’instruction primaire, car l’enseignement supérieur n’était plus tenu depuis longtemps à aucune sujétion, et quant à l’enseignement secondaire, il n’y était plus astreint que pour ses élèves internes, c’est à dire en tant que l’État se substituant aux familles est tenu d’assurer aux enfants, dans les murs des collèges où ils sont enfermés, les moyens d’instruction religieuse qu’ils ne peuvent aller rechercher au dehors. L’enseignement primaire public, au contraire, restait essentiellement confessionnel : non seulement l’école devait donner un enseignement dogmatique formel, mais encore, et par une conséquence facile à prévoir, tout dans l’école, maîtres et élèves, programmes et méthodes, livres, règlements, était placé sous l’inspection ou sous la direction des autorités religieuses.
L’histoire même de notre enseignement primaire expliquait ce régime.
Par des motifs divers, tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous depuis le Consulat avaient répudié les projets de la Convention et mis tous leurs soins à reconstituer et à maintenir le système ancien de l’école confessionnelle. Un système qui a pour lui une existence de plusieurs siècles, tout un ensemble d’écoles formées et de maîtres en possession d’état, qui a de plus l’approbation du clergé, celle de tous les partis sauf un seul, et qui a enfin en sa faveur des considérations économiques toujours puissantes même auprès des municipalités théoriquement opposées à l’enseignement clérical, ce système ne pouvait être abandonné. Et pour qu’un gouvernement résolût d’y substituer hardiment le régime de la laïcité, il fallait que d’une part l’opinion publique fût revenue aux traditions de 1789 et 1792 et vit d’une vue bien claire la nécessité d’accomplir dans l’instruction publique la même révolution que dans tout le reste de nos institutions, et il fallait d’autre part que le gouvernement fût en mesure de lever les nombreux obstacles préalables qui empêchaient de songer à cette transformation, c’est à dire qu’il fût maître de l’enseignement public, qu’il en tint le budget dans sa main, qu’il l’eût rendu gratuit et obligatoire, qu’il l’eut dégagé de la tutelle des communes et de celle des bienfaiteurs de toute sorte qui, sous prétexte de le doter plus ou moins richement, se réservaient le droit de le faire diriger à leur gré.
C’est à une date très récente encore que ces diverses conditions se sont trouvées remplies et que la loi française a pu établir la laïcité de l’école primaire. On sait après quels débats acharnés et au prix de quels efforts persévérants la loi du 28 mars 1882 a pu être promulguée.
Quelques pays nous avaient précédés dans cette voie.
Dès le commencement du siècle, la Hollande avait adopté le principe de l’école neutre : la loi de 1806 excluait de l’école l’enseignement religieux dogmatique et stipulait que cet enseignement ne pourrait être donné qu’en dehors des heures de classe, par les membres des différentes confessions. La loi de 1857 disait : « L’instruction religieuse est abandonnée aux communions religieuses. Les locaux scolaires pourront, en dehors des heures de classe, être mis à leur disposition pour les élèves qui fréquentent l’école ». Les lois du 17 août 1879 et 3 et 5 juin 1905 ont maintenu cette disposition.
En Autriche, la loi du 14 mai 1869, tout en plaçant la religion au nombre des branches obligatoires d’enseignement à l’école primaire, dit que l’enseignement religieux doit être donné par les ministres des différents cultes. Toutefois dans les localités où il n’y a pas d’ecclésiastiques, l’instituteur peut être autorisé à donner des leçons de religion aux enfants de sa confession.
En Suisse, la constitution fédérale de 1874 porte (article 27) : « Les écoles publiques doivent pouvoir être fréquentées par les adhérents de toutes les confessions sans qu’ils aient à souffrir d’aucune façon dans leur liberté de conscience et de croyance ». Cette disposition n’institue pas d’une manière formelle la laïcité de l’école primaire ; aussi, dans presque tous les cantons, l’école est-elle restée confessionnelle ; l’enfant appartenant à un culte autre que celui que professe la majorité des élèves est simplement dispensé d’assister aux leçons de religion. Quelques cantons ont toutefois introduit chez eux la laïcité du personnel enseignant, c’est à dire que les personnes appartenant à des ordres religieux ne peuvent enseigner dans les écoles publiques.
Aux États-Unis, l’école publique donne généralement un enseignement religieux non dogmatique, sous la forme de lecture de passages de la Bible ; mais un certain nombre de villes ont établi la neutralité absolue de l’école, c’est à dire ont supprimé la prière et la lecture de la Bible.
En Italie, la loi du 15 juillet 1877 a rayé le catéchisme et l’histoire sainte du nombre des matières obligatoires. Quelques communes ont profité de cette disposition pour donner à leurs écoles primaires un caractère de neutralité ; mais le plus grand nombre ont maintenu comme par le passé, l’enseignement religieux, devenu facultatif aux termes de la loi, mais suivi en fait par l’unanimité des élèves.
La législation française est la seule qui ait établi le régime de la laïcité d’une logique complète : laïcité de l’enseignement, laïcité du personnel enseignant.
Que faut-il entendre par laïcité de l’enseignement ? Nous estimons qu’il faut prendre ces mots dans le sens qui se présente le premier à l’esprit, c’est à dire dans leur acception la plus correcte et la plus simple : l’enseignement primaire est laïque, en ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement religieux. L’école, de confessionnelle qu’elle était, est devenue laïque, c’est à dire étrangère à toute église ; elle n’est plus seulement « mixte quant au culte », situation qui pendant longtemps a marqué pour ainsi dire, la transition entre les deux régimes : elle est « neutre quant au culte ». Les élèves de toutes les communions y sont indistinctement admis, mais les représentants d’aucune communion n’y ont plus d’autorité, n’y ont plus accès. C’est la séparation, si longtemps demandée en vain, de l’Église et de l’école. L’instituteur à l’école, le curé à l’église, le maire à la mairie. Nul ne peut se dire proscrit du domaine où il n’a pas entrée : c’est le fait même de la distinction des attributions qui n’a rien de blessant pour personne ni de préjudiciable pour aucun service.
Réduit à ces termes, le problème de la laïcité ne peut donner lieu ni à de bien vives discussions, ni à des difficultés sérieuses, quelques efforts qu’on tente pour les faire naître. Mais est-il possible de se tenir à ces lignes générales ? Le culte de la logique, que nous professons, plus peut être qu’un autre peuple, n’exige-t-il pas que nous disions où commence et où finit la laïcité ? Suffit-il que le prêtre n’entre pas dans l’école, que le catéchisme n’y soit pas enseigné ni les prières récitées, pour que l’enseignement lui-même soit laïque ? Si l’instituteur lui-même a des convictions religieuses, comment ne les communiquera-t-il pas à ses élèves ? S’il n’en a pas ou s’il les dissimule, sera-t-il vraiment à la hauteur de sa mission éducatrice ? Ainsi envisagé, le problème s’élève et s’étend, la question législative et administrative fait place à la question philosophique et pédagogique. Essayons sinon de la résoudre, du moins d’indiquer en quel sens la solution nous semble devoir être cherchée.
Si par laïcité de l’enseignement primaire, il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons à dire que c’en serait fait de notre enseignement national. Ce serait ramener l’instituteur au rôle presque machinal de l’ancien magister dont les deux attributs distinctifs étaient la férule et la plume d’oie, l’une résumant toute sa méthode et l’autre tout son art. Si l’instituteur ne doit pas être un éducateur, quelques titres qu’on lui donne, quelque position qu’on lui assure, quelque savoir qu’il possède, sa mission est amoindrie et tronquée au point de n’être plus digne du respect qui l’entoure aujourd’hui. L’enfant du peuple a besoin d’autre chose que de l’apprentissage technique de l’alphabet et de la table de Pythagore ; il a besoin, comme on l’a si heureusement dit, d’une éducation libérale, et c’est la dignité de l’instituteur et la noblesse de l’école de donner cette éducation sans sortir des cadres modestes de l’enseignement populaire. Or qui peut prétendre qu’il y ait une éducation sans un ensemble d’influences morales, sans une certaine culture générale de l’âme, sans quelques notions sur l’homme lui-même, sur ses devoirs et sur sa destinée ? Il faut donc que l’instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu’un maître de langue ou de calcul, pour que son œuvre soit complète. Il faut qu’il continue à avoir charge d’âmes et à en être profondément pénétré. Il faut qu’il ait le droit et le devoir de parler autant au cœur qu’à l’esprit, de surveiller dans chaque enfant l’éducation de la conscience au moins à l’égal de toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux. « Il y a bien deux espèces de neutralité de l’école, disait très bien le ministre de l’instruction publique au cours de la discussion de la loi de 1882 : il y a la neutralité confessionnelle et la neutralité philosophique. Et il ne s’agit dans cette loi que de la neutralité philosophique. Et il ne s’agit dans cette loi que de la neutralité confessionnelle ». L’instituteur se doit, doit à ses élèves et doit à l’État de ne prendre parti dans l’exercice de ses fonctions ni pour ni contre aucun culte, aucune église, aucune doctrine religieuse, ce domaine étant et devant rester le domaine sacré de la conscience. Mais on pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal, entre la morale du devoir et la morale du plaisir, entre le patriotisme et l’égoïsme, si on lui interdisait de faire appel aux sentiments généreux, aux émotions nobles, à toutes ces grandes et hautes idées morales que l’humanité se transmet sous des noms divers depuis quelques mille ans comme le patrimoine de la civilisation et du progrès. Et le ministre a eu raison, aussi longtemps qu’a duré la discussion de cette loi, et malgré tous les efforts de ses adversaires, de s’obstiner à les ramener toujours de la spéculation et de la logique à outrance aux faits et aux considérations pratiques ; il avait pour lui le bon sens et l’expérience quand il soutenait qu’en somme l’enseignement de la morale n’est ni une impossibilité, ni une contradiction avec le caractère neutre de l’école. - Mais quelle morale ? ne cessait-on de lui demander. Et il ne cessait de répondre : « Mais tout simplement la bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, car nous n’en avons qu’une. Nous avons plusieurs théories, mais dans la pratique c’est la même morale que nous avons reçue de nos parents et que nous transmettons à nos enfants. Oui, ajoutait-il en terminant, quoique vous fassiez pour obscurcir cette notion, oui, la société laïque peut donner un enseignement moral, oui les instituteurs peuvent enseigner la morale sans se livrer aux recherches métaphysiques. Ce n’est pas le principe de la chose qu’ils enseigneront, c’est la chose elle-même, c’est la bonne, la vieille, l’antique morale humaine ».
La laïcité de l’école n’exclut donc pas l’éducation morale, elle lui donne au contraire un rôle et une portée qu’elle n’avait jamais eus auparavant. Aussi les nouveaux programmes ont-ils fait une place à part à cet enseignement laïque de la morale, en lui imprimant un caractère distinct de tous les autres enseignements.
« Tandis que les autres études, dit l’instruction du 27 juillet 1882, développent chacune un ordre spécial d’aptitudes et de connaissances utiles, celle-ci tend à développer dans l’homme, l’homme lui-même, c’est à dire un cœur, une intelligence, une conscience. Cette élaboration n’a pas pour but de faire savoir, mais de faire vouloir ; elle émeut plus qu’elle ne démontre ; devant agir sur l’être sensible, elle procède plus du cœur que du raisonnement ; elle n’entreprend pas d’analyser toutes les raisons de l’acte moral, elle cherche avant tout à le produire, à le répéter, à en faire une habitude qui gouverne la vie. À l’école primaire surtout, ce n’est pas une science, c’est un art, l’art d’incliner la volonté vers le bien.
« L’instituteur est chargé de cette partie de l’éducation, en même temps que des autres, comme représentant de la société : la société laïque et démocratique a en effet l’intérêt le plus direct à ce que tous ses membres soient initiés de bonne heure et par des leçons ineffaçables au sentiment de leur dignité et à un sentiment non moins profond de leur devoir et de leur responsabilité personnelle… ».
« Sa mission est donc bien définie : elle consiste à fortifier, à enraciner dans l’âme de ses élèves pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique quotidienne, ces notions essentielles de moralité humaine, communes à toutes les doctrines et nécessaires à tous les hommes civilisés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. Il prend ces enfants tels qu’ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu’ils tiennent de la famille, et il n’a d’autre souci que de leur apprendre à en tirer ce qu’elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c’est à dire les préceptes d’une haute moralité… Plus tard, devenus citoyens, ils seront peut-être séparés par des opinions dogmatiques, mais du moins ils seront d’accord dans la pratique pour placer le but de la vie aussi haut que possible, pour avoir la même horreur de tout ce qui est bas et vil, la même admiration de ce qui est noble et généreux, la même délicatesse dans l’appréciation du devoir ».
Quant à la laïcité du personnel enseignant, elle fut posée dans le principe par la loi du 30 octobre 1886, qui dit, à l’article 17 : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Mais la transition fut ménagée par les dispositions de l’article suivant. Ce fut seulement dans les départements où une école normale, soit d’instituteurs, soit d’institutrices, aurait fonctionné depuis quatre ans, qu’il ne serait fait aucune nomination nouvelle soit d’instituteur, soit d’institutrice congréganiste. Pour les écoles de garçons, la loi fixa un délai à l’expiration duquel la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste devait être achevée : la laïcisation devait être complète dans un laps de temps de cinq ans après la promulgation de la loi. Pour les écoles de filles, comme la difficulté à se procurer un personnel laïque féminin était plus grande, aucun délai ne fut imparti par la loi de 1886 ; mais, seize ans plus tard, l’article 70 de la loi de finances du 30 mars 1902 combla cette lacune en ces termes : « dans les écoles primaires publiques de tout ordre ayant un personnel congréganiste, la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste devra être complète dans le laps de trois ans à partir du 1er janvier 1903. Toutefois ce délai pourra être porté à dix ans à compter de la même date pour les communes où la laïcisation rendra nécessaire l’acquisition ou la construction d’une maison d’école. »
En 1901, ce ne fut plus dans l’école publique seulement, mais dans l’école privée, qu’une partie du personnel congréganiste se vit refuser le droit d’enseigner : l’article 14 de la loi du 1er juillet 1901 interdit l’enseignement aux membres des congrégations non autorisées. La loi du 7 juillet 1904 alla plus loin et acheva la suppression totale de l’enseignement congréganiste : elle déclara, dans son article 1er que « l’enseignement de tout ordre et de toute nature est interdit en France aux congrégations », et que « les congrégations exclusivement enseignantes seront supprimées dans un délai maximum de dix ans ».